Décalcomanies : une vue de la culture russe à travers un prisme occidentalisé.

Par Jean-Paul Brigode ILOPI Bokanga 

Dès l’entame de ce livre qui se situe entre une fiction et un récit des faits vécus, publié par Marie Barbier, Elena Balzamo a posé, dans un avant-propos éclairant, les jalons de la signifiance de son titre : Décalcomanies, en donnant brièvement le sens, voire la quintessence, de ce mot qui semble prendre un contour différent dans chaque langue, pour expliquer une même réalité.

Divisé en deux parties, à parts plus ou moins égales, ce bouquin de 150 pages se clôt par les remerciements aux amis qui ne sont pas nommés, mais qui se reconnaissent dans les histoires narrées, mais aussi, aux multiples auteurs, pour la plupart russes, dont la lecture a accompagné l’écriture de ce livre. Sans bien entendu oublier son éditrice, dont le nom se trouve sur la couverture. Il faut donc dire que cette auteure, qui est une traductrice professionnelle, a étalé à travers cette rubrique une érudition qui justifie sa qualité de linguiste et de femme de culture.

Première partition 

La première partie de cet ouvrage commence avec « Datchas », ces maisons campagnardes qui permettaient aux moscovites aisés de prendre de l’air frais dans l’arrière-pays.

L’écrivaine russe nous montre, à travers ses souvenirs de jeunesse, comment l’élite de son pays, dont faisaient partie ses parents, cherchait à s’échapper pendant les vacances d’été de l’étau idéologique rigide et restrictif dans lequel elle a évolué.

Ainsi, le contact avec la nature dans sa grande diversité, à travers les baignades, la récolte des champignons, les promenades, les jeux, etc, avait été pour eux un moyen de quêter un peu de liberté individuelle dans la paysannerie collectiviste.

« Au fil de l’eau », le deuxième fragment de ce livre, fixe les esprits sur l’influence de l’Occident dans la mouvance intellectuelle russe, qui a été, quoique surveillée et endoctrinée, prise en transe par la bougeotte. L’auteure nous raconte alors comment, en dépit de leurs positions sociales de scientifique, ses parents s’étaient procurés avec des moyens de bord un canoë démontable de deux places, pour échapper à l’emprise de l’état, en voguant pendant les vacances sur des rivières imprévisibles. 

Quoique pareilles escapades n’étaient pas toujours une partie de plaisir, ces randonnées estivales à travers la Russie Centrale, leur permettaient de découvrir des lieux avenants, et de fréquenter des milieux rustiques, en dormant sous la tente, et en vivant en grande partie de la pêche et de cueillette, sous les yeux hagards des camarades paysans.

Le troisième chapitre, titré « Les skis », a mis en exergue la possibilité d’évasion qu’offraient les activités sportives dans l’Union Soviétique. Quand les enfants de la tranche aisée de la société russe se retranchaient dans des jeux d’échecs ou dans l’apprentissage du piano, notre héroïne avait, elle, jeter son dévolu dans l’activité sportive, qui était généralement l’apanage des rejetons de la classe ouvrière. 

Ni douée, ni médiocre, cette dernière dit avoir choisi le Ski, en dépit des équipements désastreux, pour sa capacité à faire trimballer les joueurs d’un bout à l’autre de l’immense empire soviétique. Dès l’âge de 10 ans donc, ce sport lui avait permis de pénétrer son pays dans ses réalités parfois antagonistes. Ces pérégrinations à travers le plus vaste pays du monde de l’époque avaient un goût enivrant d’autonomie et d’indépendance, comme dans les descentes de ces pics montagneux sur des pistes où la glace semblait éternelle.

En quatrième position vient « L’intermède ukrainien », qui surgit dans son récit à cause d’un accident survenu lors d’un entraînement, qui coupa court à son ambition de participer à une compétition au Caucase, en vue d’affronter le glacier de l’Elbrouz, où la neige ne fondait jamais. Rendue ainsi indisponible pour son équipe, elle s’inséra alors dans le programme estival de ses parents, dont la destination était Ukraine. 

Arrivées sur place sans son père, sa mère, sa sœur et elle-même se butèrent à la réticence des paysans, qui rechignaient à les héberger chez eux, même moyennant espèces sonnantes et trébuchantes, alors que l’argent leur faisait tant défaut. Finalement, une dame consentit à leur ouvrir la porte de sa maison, plus par compassion que par envie de se faire un peu de pèze. 

Cette plongée « dans la vie du peuple » lui avait permis, déjà à l’âge de 12 ans, de voir dans quel dénuement vivaient les kolkhoziens ukrainiens. Quand son père vint les rejoindre pour remplacer sa mère devant rentrer à Moscou pour une obligation professionnelle, son épouvante était de taille. Et cet homme habituellement conciliant décida d’écourter carrément leur séjour dans ce milieu déprimant, pour rentrer vers la civilisation, qui se présenta à eux sous l’apparence d’Orster, une bourgade de quelques milliers d’âmes, située entre Tchernigov et Kiev. Le seul bonheur qu’elle eut dans ce milieu triste et hirsute fut la trouvaille dans une bibliothèque des volumes des œuvres complètes de Schiller et de Calderon.

On avance alors dans cette lecture calfeutrée avec « Les trains », qui en constitue le cinquième point de la première partie. D’après la narratrice, celui de St Pétersbourg était à l’époque l’unique ligne à grande vitesse qui reliait les deux capitales russes, l’ancienne et la nouvelle. Cependant, le soir où elle et sa petite sœur décidèrent de le prendre, elles furent dévoyées par un contrôleur, qui leur fit prendre un convoi devant partir 15 minutes plus tôt que celle envisagée, vers une destination opposée. 

La seule possibilité pour les deux frangines de remédier à cette situation abracadabrante avait été celle de sauter par-dessus les rampes, pour quitter à temps ce train qui les amenait à Yeysk, plutôt qu’à St Pétersbourg. Dans un pays comme la Russie, aux situations originales, il fallait savoir trouver des solutions originales, affirme cette auteure, pour qui, en dépit de ses inconforts, le train était un moyen de transport privilégié. 

D’où son importance dans la littérature russe : un roman comme Anna Kanerine commence et finit dans le train. On sent également l’importance du rail dans les livres de Pasternak. Et aussi bien dans la Roue Rouge, ou dans L’archipel de Goulag, où Soljenitsyne met en évidence son rôle déterminant, comme d’ailleurs dans beaucoup de littératures carcérales. Dans des voitures luxueuses, comme dans des wagons à destination des camps de concentration, les roues d’acier sur les rails sont devenues un signe de liberté, voire de sa privation, où des gens s’entrelacent dans des liens de promiscuité, et de confidence, avec des inconnus, dans un mouvement continu et d’extra-territorialité, atteste la narratrice.

Dans le sixième point titré «  Conversations mondaines », cette dernière revient sur la question de rapprochement circonstanciel d’individus, cette fois-ci dans les rencontres huppées, comme celles qui ont souvent lieu dans cette ancienne église de Stockholm, convertie en restaurant. Un jour, elle va se retrouver à côté d’un sociologue polonais né au début de la première guerre mondiale, dont le père, un pianiste de profession devant être fusillé par les russes, avait eu la vie sauve parce qu’il avait su exhiber à temps son passeport contenant un visa russe, puisqu’ayant joué des concerts à Moscou juste avant le début de la guerre. Dans les conversations dînatoires, seuls persistent les épisodes dramatiques, affirme-t-elle.

C’était d’ailleurs à un moment où elle attendait avec impatience son visa pour la France, où elle devrait rejoindre son mari français. Comme les voies des ministères chargés de ce genre de choses étaient impénétrables dans son pays, comme d’ailleurs celles du Ciel, il ne lui restait qu’à patienter, ou à prendre patience. Sur le point donc d’être coupée de son passé, et d’embrasser un futur fluide, le présent russe lui paraissait absent, puisque déjà proche, à travers sa culture et ses lectures, des réalités de Paris, pourquoi pas de la France toute entière.

Pour casser le moral, elle accepta alors d’accompagner une amie dans une Datcha de la Nomenklatura, à un moment où la saison était finie. Pensant être seules à l’endroit, les deux amies étaient surprises d’y trouver un célèbre musicien, qui y préparait un concert. Après avoir passé leur temps à brûler les feuilles mortes, elles écoutaient abondamment les morceaux musicaux de celui-ci. Depuis lors, l’odeur des feuilles mortes brûlées s’associait intensément au souvenir de cette musique. Beaucoup d’années plus tard en France, les mondanités s’étaient présentées à elle sous forme de discours, de toasts, de tintements des verres, de whisky ou de calvados, de divertissement musical, de dîners touchants, comme un peu lors des voyages dans les trains russes.

La dernière livrée de la première partie de cet ouvrage se titre « Les taxis », avec des chauffeurs philosophes, qui surprennent parfois leurs clients avec des réflexions ahurissantes. Le temps de contact n’étant ni court ni long, assis l’un devant, l’autre derrière, la conversation entre le conducteur et la personne conduite peut tourner autour des questionnements divers, notamment la mécanique, l’éclairage public, la littérature, pourquoi pas la politique. 

Souvent, elle se terminait par un quiproquo du genre : La France a besoin d’un Poutine pour se remettre sur les rails. Dire cela à une intellectuelle russe venue en France pour échapper à un système de gouvernance opaque installé par celui-là même que ce taximan encensait relevait de la pure mystification. Dans ce genre d’échanges, les protagonistes se séparaient souvent en queue de poisson, chacun se campant sur ses préjugés.

Deuxième partition 

La deuxième partie de « Décalcomanies » commence par « Le parallélisme », entre notamment des toilettes d’un bâtiment résidentiel public et celles d’un appartement privé où habitait la grand-mère de la narratrice. En effet, pour éviter des microbes, celle-ci devrait s’y rendre chaque samedi pour faire sa toilette, lorsqu’elle était une petite enfant, en prenant le métro de Moscou. Cette dernière dit avoir toujours été subjuguée par la beauté de la station de Novoslobodskaïa, où son train ne s’arrêtait pourtant pas. 

Entre 10 et 11 ans, elle reçut en cadeau une carte postale qui représentait les vitraux d’une église, qu’elle s’était mise à reproduire par dessins pour orner sa chambre. Mais le jour où elle avait pour la première fois franchi le seuil de Notre Dame de Chartres, elle comprit alors d’où venaient la splendeur de la carte postale reçue dans sa jeunesse. Et lorsqu’elle fut invitée à Moscou pour un colloque, et qu’elle fut logée à Novoslobodskaïa, elle avait finalement compris que ce sont les vitraux de Notre Dame de Chartres qui ont sûrement inspiré ceux de la station moscovite.

Dans les « Ovnis », l’auteure prévient dès le départ le lecteur que l’espace public moscovite était très peu accueillant; et c’était pourquoi les gens se retrouvaient souvent chez des amis pour picoler. Un jour, réunis chez un jeune historien dont le papa était diplomate, la simple vue d’une friteuse paraissait extraordinaire aux membres de son groupe. Lorsqu’elle arrive en France, recevoir en cadeau un stylo à bille était si émouvant qu’elle n’arrivait pas à se détacher de cet objet fascinant. 

Déjà, dans un essai intitulé « Trophée », le grand écrivain russe Brodsky avait consacré un passage plein de lyrisme à sa rencontre avec une boîte de conserve américaine. Dans le même élan, il avait évoqué son premier contact avec les objets de consommation courante ramenés par les militaires de l’Allemagne, comme un poste radio. L’exploration de l’Occident à travers la musique et le cinéma y avaient été aussi décrite d’une manière pittoresque.

Selon la narratrice, l’attrait de l’Occident explique pourquoi au lendemain de la révolution bolchevik, un million de russes pro-empire s’étaient retrouvés hors de leur pays, et le plus souvent en France, où les anciens professeurs d’université étaient devenus des ouvriers, les aristocrates des chauffeurs de taxis, les femmes de lettres transformées en femmes de ménage. Mais même si elle était assimilable pour la plupart d’entre eux, la culture française semblait séparée de celle russe par un cloisonnement en verre transparent d’un côté, opaque de l’autre. 

Désormais, cette russité se trouve dans les cathédrales, conservatoires, restaurants, surtout dans le grand cimetière de Sainte Geneviève, où à travers les épitaphes écrits en français et en russe, ces anciens ouvriers, serveurs, chauffeurs, ou ménagères, avaient retrouvé leurs titres d’aristocrate, bourgeois, professeur, industriel, avocat, ou médecin, perdus sur la route de l’exil, ou de l’exode.

Dans « Gutenberg », l’auteure explique que la foisonnante culture de la diaspora russe demeurait presqu’inconnue au pays d’accueil, hormis pour ceux qui avaient déjà une notoriété avant d’émigrer, tels que Bounine, Berdiaev, Ivanov, etc. Pourtant, les livres de ces derniers étaient tenus au secret en Russie, où même l’usage des photocopieuses était très surveillé. Sa première lecture de Soljenitsyne remontait de 1970, grâce 1 exemplaire du Pavillon des cancéreux dactylographié, prêté à la famille un soir par un ami de son père, pour retourner à son propriétaire le lendemain matin. Toute la nuit, son père, sa mère et elle-même s’étaient relayés pour lire page après page ce gros ouvrage non relié.

Quant au premier cercle, sa lecture fut aisée, car les pages photographiées appartenaient à son père, un document soigneusement gardé dans une boîte à chaussures. 

Excepté une Journée de Dennissovitch, et La maison de Matriona, toute l’œuvre de Soljenitsyne était prohibée en Union Soviétique. Pour comprendre l’œuvre de Brodsky par exemple, elle avait eu la malchance d’être surprise par le proviseur adjoint de son école avec un recueil de poèmes dactylographié de cet écrivain voué aux gémonies par le régime soviétique. Ce dernier l’avait alors sévèrement réprimandée pour le danger qu’elle faisait courir à sa personne et à son école, en y apportant un document aussi compromettant. Et pour lui montrer l’épaisseur de son étourderie, ce dernier se mit à lui expliquer avec exaltation le contenu des poèmes dont question. La narratrice comprit alors que celui qui la dissuadait de lire Brodsky était en fait un fin connaisseur de ce « poète maudit ».

Mais sa vraie rencontre avec son auteur préféré avait eu lieu à la faculté des lettres, lorsqu’un jour, un de ses amis lui récita pendant une heure les pièces poétiques de celui-ci. Des années plus tard, elle avait assisté à Paris à un récital du concerné, déjà Prix Nobel et citoyen américain, quoique bien fait, elle eut l’impression que les émotions qui s’y étaient dégagées n’avaient pas égalé la magie de la déclamation de son camarade étudiant. C’est pour dire que le fait de fabriquer ou de lire un ouvrage dans des conditions particulières rendait celui-ci inoubliable.

Si en Russie, elle avait appris à vivre avec la pénurie des livres, en France par contre, elle avait été dépassée par leur abondance, avec les deux librairies qui se disputaient le leadership de la distribution de la littérature russe à Paris. Au finish, Pouchkine en deux volumes fut le départ de sa bibliothèque personnelle.

Et pour lire les classiques occidentaux, elle recourait souvent aux publications électroniques, en évitant les traductions, sauf lorsqu’elle ne comprenait pas la langue d’origine. Cette traductrice préférait en effet lire en langue russe, écrire en français et parler la langue de son interlocuteur, l’appartenance linguistique faisant partie de la personnalité d’un individu.

« Tu ne voleras point » est le quatrième point de la 2eme partie de son livre. Il commence par une histoire cocasse, où deux protagonistes en vinrent aux mains à cause d’une divergence sur la philosophie d’Emanuel Kant. Dans sa colère, l’un des gaillards flingua son contradicteur. Tout cela pour montrer comment les russes étaient préoccupés par les choses de l’esprit, autour du Vodka ou du Pinot.

Pour cette auteure, si les livres de Brodsky avaient un pouvoir exceptionnel, les récits de Dickens semblaient plus réels que les oukases de Staline et de Beriā. Dans son milieu, où les amitiés pouvaient se faire et se défaire selon qu’on aimait Faulkner, ou Hemingway, on pouvait également subtiliser un livre à la bibliothèque d’état, ou oublier de remettre un bouquin emprunté à un ami, au nom du droit à la connaissance.

On continue cette randonnée intellectuelle avec « Bella, un destin », qui relate la vie d’une mystérieuse cinéaste russe d’origine juive, fille d’un médecin, qui a changé son destin en jouant à la traductrice d’une ministre de la culture inculte, qui passait son temps à regarder les films occidentaux. C’était elle qui finira, comme mécène et égérie, par booster la carrière de la plupart de jeunes cinéastes russes, surtout les contestataires. La narratrice reconnaît être parmi les personnes bénéficiaires de sa sollicitude.

Dans « Les gourmandises », Elena Balzamo nous fait savoir que l’art culinaire faisait aussi partie de la littérature russe. Cependant, les vocabulaires de la cuisine occidentale devenaient souvent un casse-tête chinois pour les littérateurs et traducteurs de l’Union soviétique. Tout de suite après s’étaient pointé à l’horizon les derniers chapitres de ce sacré bouquin, qui se titrent « Le tatouages », « La discorde » et « Les questions vestimentaires », avant l’entame de l’épilogue titré « Miracle Pascal », que je laisse aux lecteurs le soin de découvrir lorsqu’ils liront le livre ici autopsié.

En guise de péroraison

Comment éviter de laisser une œuvre inachevée, sans pour autant s’adonner à un peaufinage qui finirait par l’abîmer ? Telle est la dernière question qu’Elena Balzamo s’était posée, avant de clore son livre.

A-t-elle réussi, dans la narration de ses différents souvenirs, à dégager l’écart entre la contradiction et la contrariété, pour nous montrer dans ses multiples facettes l’inadéquation existentielle des intellectuels russes ? C’est là où nait le besoin de lire son livre, pour en savourer le contenu d’apparence banale, mais d’une très grande exigence esthétique, qui analyse avec dérision les différentes facéties du régime soviétique, telles qu’un peu jasées par les samizdats. 

A la fin de la lecture de « Décalcomanies », on est vraiment séduit par la simplicité rigoureuse de sa forme et la bienveillante gravité de son fond. On finit alors par avoir un net aperçu des traumatismes subis par l’intelligentsia russe, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur de son pays, dans sa quête de ce bien-être tout azimut, que leur fait miroiter le mode de vie occidental, dans son abondance, dans ses excès, dans sa déchéance, pourquoi pas dans sa décadence. 

About the Author

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

You may also like these