Avec son livre Les chants du mime : En compagnie d’Étienne Decroux, Gabrielle Giasson-Dulude dresse un parallélisme entre la poésie et le mime. La première a le langage comme mode d’expression, et le second se manifeste par la gestuelle et le silence. L’auteure clarifie ainsi de façon éblouissante le rapprochement entre ces deux arts. Le mime, dit Gabrielle, fait le portrait des êtres, de leurs contours, de leurs lignes, de leurs rythmes et de leurs points de chute. Et le poème, avant que le mime, demande à refaire les structures du monde à partir du corps. En compagnie d’Etienne Decroux, l’essayiste nous fait chanter à l’unisson le chant, comme le faisait chanter le grand Decroux, à ses étudiants. Derrière la mélodie qui accompagnent nos voix, Gabrielle nous dévoile que le chant « décharge la parole des rigidités langagières ».
Les chants du mime : En compagnie d’Étienne Decroux, Gabrielle Giasson-Dulude. Éditions du Noroît, coll. « Essai », 2017, 160 p., 25,00 $CA.
Giasson-Dulude consacre plusieurs pages de ce livre à Etienne Decroux (1898-1991), concepteur du mime corporel dramatique et l’une des figures marquantes du mime. L’auteur du livre intitulé Paroles sur mime, Etienne révèle les motivations qui l’ont amené au mime, en particulier, les métiers qu’il a exercés, des travaux manuels qui engagent le corps, mais aussi la pensée pratique du corps, une connaissance par le toucher ayant façonné ses idées, nous explique Gabrielle. Les fruits de ses recherches et de ses créations ont influencé des générations d’artistes de diverses disciplines (théâtre, danse, cirque). Decroux est considéré comme le père de la marche Moonwalk, rendue populaire par Michael Jackson. La volonté de faire entendre un idéal anarchiste offrait à Etienne Decroux « la grandeur de certains ouvriers anarchistes du XIXè siècle qui parlaient comme des rois », dixit Eugenio Barba. Cette figure emblématique a connu l’art du silence à l’Ecole du Vieux Colombier où il pouvait exprimer ses idées par la forme, le phrasé, le rythme et l’esthétique. Pour lui, diction et mime ne s’opposent pas. La personne qui portait les idées devait également parler avec tout son corps, engagé et vibrant (…), raconte Gabrielle Giasson-Dulude.
En effet, l’autrice aborde en parallèle dans ce livre la trotte de mime corporel qu’elle a connu à l’âge de 14 ans. Le contact du mime lui a ouvert petit à petit la potentialité de se présenter sans parler, puis susciter graduellement la parole en la déplaçant, explique-t-elle. Pour une parole qui observe son propre silence, le mime s’est présenté à elle comme un pivot.
« J’ai rencontré le mime corporel à l’âge de 14 ans, à l’Ecole de Mime de Montréal, sans rien connaître d’Etienne Decroux. J’étais attiré par les arts du cirque et j’aimais les clowns, la manière qu’ils avaient de montrer leur faiblesse avec innocence ; j’aimais l’honnêteté des clowns ».
Gabrielle Giasson-Dulude a d’abord touché au théâtre avant de se lancer en littérature. Elle détient un doctorat en études littéraires de l’Université du Québec à Montréal et enseigne la littérature au Cégep du Vieux Montréal. Dans ses ateliers d’écriture, elle s’inspire des modèles qui agençaient les quatre sessions à l’Ecole de mime de Montréal, à savoir : le temps, l’espace, l’identité et l’altérité. Giasson-Dulude pense qu’on peut toucher à tout. Le soi, l’autre, le lieu, les rythmes dans l’écriture, à travers ces quelques systèmes. Sa passion pour la poésie a donné lieu à la parution de Portrait d’homme (Éditions du Noroît, 2015). Entre les murs, des voix, son essai paru aux éditions du Remue-Ménage, en 2023, est un souffle de liberté où l’essayiste dit : « Penser, c’est entrer dans ses résistances, ses fluides, ses angles morts, ses trous, qui sont aussi des contemplations, des regards, des doutes, l’impression de simplifier ou de fausser quelque chose. À l’écrit, on peut mentir, on peut tromper, on peut s’éviter, se contourner, s’arrêter en chemin, mais depuis le corps, les détecteurs de mensonges le savent, on se dévoile. »
Dans Les chants du mime : En compagnie d’Étienne Decroux, Gabrielle Giasson-Dulude met en exergue la poétique du mime. D’après ses mots, le mime exécute « des gestes quotidiens mis en poèmes corporels » et ce qu’il « donne à voir n’est pas l’explication, mais plutôt le geste de la pensée ». A l’Ecole de mime de Montréal, on lui a appris : « que le mime corporel se distinguait notamment du clown et du pantomime par son traitement esthétique, mais aussi par les expressions du visage. Chez les deux derniers, le visage amplifiait les réactions alors que celui du mime corporel n’est pas démonstratif ». Le visage du clown est une passoire, une transparence tranquille, par l’impartialité de son expression faciale, et constitue un distinguo entre ce dernier et le mime, atteste l’autrice. Gabrielle voyait dans le mime « l’existence de la sensibilité particulière d’une pensée dans le corps ».
En effet, Etienne Decroux était habité par l’idée « d’inventer un art corporel qui aurait le sens du tragique, ne serait ni tributaire de la parole écrite ni inférieur, mais parlerait un autre langage ». Cette démarche exprime le non dévoilement des codes que le mime et le poème s’obtiennent à toute révélation, laissant au spectateur ou au lecteur la possibilité de réaliser son propre ressenti. Le mime est la magie de l’espace. L’acteur (mime) crée un ballet du yin et du yang nés du vide et qui s’élancent dans l’espace, exaltés par la résonance du silence, explique Marcel Marceau. L’acte poétique corporel est l’art du mime au sens propre du terme. Celui-ci devient un musicien dans l’âme, un danseur, un athlète qui jongle avec l’espace et le temps, renchérit le précité. Il doit savoir donner une résonance au silence, le faire vibrer et le rendre éloquent comme la parole, conclut Marceau. Ainsi, la marche apparait comme fondement du mime. Decroux « considère la marche comme un transport d’état. Quand il marche, le mime se déplace avec son globe sur lui ». Le mime est un acte de solitude, intermédiaire entre la vie et la survie, entre le mouvement et la cessation de tout mouvement. En outre, Gabrielle Giasson-Dulude affirme que « la poésie écoute les morts qui vivent dans les corps vivants. La poésie fait danser nos morts ensemble ». Elle voit dans le mime corporel de Decroux la même survivance.
Le chant avait une résonnance hors du commun dans le mime corporel de Decroux. Avec ses étudiants, ils chantaient des chants du mime. Diasson-Dulude voit dans cela l’existence « de l’esprit d’une communauté, les voix accompagnent les corps, à même l’exercice d’un abandon de soi au groupe, un travail d’unisson et d’harmonies ». Le célèbre metteur en scène, théoricien du théâtre et pédagogue Eugenio Barba révèle que « Decroux chantait pour pouvoir mettre en vie le silence du corps ». Gabrielle croit que « le chant exprimait le secret, la fragilité avec laquelle l’artiste travaille tout en apprenant à la reconnaître, à la voir venir ». N’était-il pas la forme représentative de la limite du langage du mime, la limite de toute parole ? se demande l’autrice.
En somme, le chant a un caractère symbolique et aide à l’élévation. Il peut suggérer l’inexprimable, rendre et enrichir la perception du sacré ou du réel. C’est un moyen d’expression par lequel nous pouvons envoyer un message de paix, d’amour, d’espoir et de confiance. Gabrielle Diasson-Dulude croit que « les chants du mime viennent aussi de la part inaboutie de l’œuvre, devant la force du désir, la faille, l’étude méticuleuse pour laquelle la vie est trop courte, et la vie, à laquelle la vie ne nous prépare jamais suffisamment bien ». Le chant est associé à la joie, au bonheur, à l’enchantement, à la gaieté. Une alacrité voulue et revendiquée au regard de la longueur et de la pénibilité des journées et des semaines de travail, dit Julie Hyvert. Les chants du mime : En compagnie d’Étienne Decroux de Gabrielle Diasson-Dulude est une lampe de chevet qui nous apporte de l’énergie face aux discours étouffants et bornés. Le mime et le poème chantant à l’unisson symbolisent la lumière de ladite lampe qui, une fois allumée, ne s’éteint jamais.
Par Fiston Loombe Iwoku