La lutte de survie

Par Fiston Loombe Iwoku

Le territoire, l’espace et la ville sont des éléments qui habitent l’imaginaire de Maude Deschênes-Pradet. La fécondité de son esprit brise les barrières spatio-temporelles retenant ainsi le (la) lecteur.trice dans une réalité où le naturel, le mystérieux et l’innocence meuvent sans être figés dans un cadran temporel. Hivernages est une réussite tout comme Ces spectres agités de Louis Hamelin dont nous avons le plaisir de célébrer au rythme des acclamations et des batteries d’allégresse. 

Maude Deschênes-Pradet / Hivernages, éditions YXZ, 184 p., 2017

Ce roman est constitué d’une série d’intrigues de plusieurs générations d’individus, qui sont confrontés aux fantômes de leur propre existence. Maude Deschênes-Pradet est habituée à l’exercice de création des lieux inventés, en rapport à la géocritique dont elle a parfaitement maîtrise pour avoir rédigé une thèse de doctorat, « Habiter l’imaginaire », qui porte sur les lieux inventés. Hivernages est un roman fragmenté dans lequel les circonstances existentielles privent ses personnages de toute autonomie de la raison. Ils vivent une expérience hors du commun, hors du temps, dans des conditions climatiques extrêmes.

« Une année, sans qu’on sache pourquoi, l’hiver ne s’est pas terminé. Depuis, tout est couvert de neige et de froid. Dans une église éventrée, une femme rêve de lieux étranges. Le fleuve charrie des cadavres. Chacun a beaucoup perdu. Talie a été amputée de sa sœur, Sam a laissé partir son grand amour, le vieux a oublié son nom. Socrate, le chien-loup, est redevenu sauvage, et Célia est restée seule dans la vallée. Ren, l’orphelin n’a jamais rien eu. Aude est née au cœur d’une tempête, le visage figé dans un rictus étrange. Pourtant, à Ville-réal, la cité souterraine, les vielles continuent de de boire du thé vert et de manger des beignets en parlant de choses ordinaires. »

Talie, face à l’épreuve de la mort de sa sœur-jumelle Simone, décide d’élire domicile dans l’Eglise aux pigeons. Elle communique avec sa sœur en songe, qui gît dans la crypte, qu’elle espère faire revenir en vie un jour. Face au froid glacial, elle se voit menacée par la douleur de ses os et la faim. Estimant que la définition de la mort avait changé au fil du temps, elle pensait aux récits de personnes jadis enterrées vivantes, parce qu’on les avait crues à tort décédées, et qui s’étaient réveillées du coma, enfermées dans une tombe, explique l’auteure.  En s’abandonnant à la mélancolie dont elle est prisonnière du passé, elle renonce d’accepter la réalité de la mort de Simone. Par son canal, sa jumelle envisage raconter les rêves, en empruntant la voix de sa sœur. Simone sait que c’est Talie qui a porté son corps dans le sous-sol de l’église désaffectée, lorsque tous l’ont crue morte. Talie fait plusieurs rêves où elle est face à une meute de loups, un chien-loup et d’autres fantômes.

Le temps avait laissé des traces dans sa vie, comme pour tant d’autres personnes qui lui ont résisté, selon l’expression : traverser le temps. Un jour, lors de sa prise de contact avec Aude, née dans la forêt des loups, et dont les parents sont originaires de Ville-réal. Cette dernière avait l’habitude d’entendre la voix de sa défunte mère. L’Eglise aux pigeons était un lieu idéal de communion avec les morts. Le partage des confidences entre deux personnes frappées par la disparition de leurs proches a fait naître en chacune d’elles, le courage de renoncement et l’acception de liberté. Elles acceptent d’affronter la vie sans que la peur et la douleur ne soient leurs accompagnatrices dans leur cheminement vers une véritable paix, apaisement, relâchement.

En tant que professeure de yoga, Maude puise dans ses connaissances initiatiques pour guérir Talie de la perturbation émotionnelle qui l’alite :

« Paupières closes, Talie ralentit progressivement sa respiration. Pendant quelques minutes, elle ne fait rien, elle observe ses propres pensées. Puis elle visualise le troisième œil, entre ses sourcils. Elle répète mentalement : « Om Gam Ganapataye Namaha » Le mantra de Ganesh, le dieu hindou à tête d’éléphant, qui enlève les obstacles. »   

Ce voyage initiatique nous emmène chez un vieux qui vit en réclusion pendant près de vingt ans. Au début de sa claustration, ce dernier pensait qu’il lui restait entre cinq et dix ans à vivre, peut-être quinze au maximum, nous explique Maude. Confronté par l’épuisement des stocks de nourriture et de bonbonnes de gaz, il décida de sortir de son isolement, ayant provoqué des contraintes criantes de resocialisation.  Sa vue erronée du monde extérieur, jalonnée par la solitude, serait à la base des troubles de la perception du temps et la grande régression émotionnelle, ne s’était pas adressé à personne durant des années.

« Le vieux se racle la gorge, émet quelques syllabes, écoute le son de sa propre voix, basse, agréable, un peu frêle encore. Il dira : « J’ai oublié mon nom, je n’ai plus de conserves, pourquoi y a-t-il de la neige en juillet ? »

Dans l’imagination poétique, le passé de culture ne compte pas. Le long effort de liaisons et de constructions de pensées, effort de la semaine et du mois, est inefficace. Il faut être présent, présent à l’image dans la minute de l’image : s’il y a une philosophie de la poésie, cette philosophie doit naître et renaître à l’occasion d’un vers dominant, dans l’adhésion totale à une image isolée, très précisément dans l’extase même de la nouveauté d’image ; disait Gaston Bachelard. C’est dans cette optique qu’il faut appréhender la vivacité des intrigues que regorgent Hivernages, quoi que l’époque contemporaine se soit caractérisée, entre autres, par une perte de repères spatio-temporels et un sentiment de fragmentation, affirme Maude Deschênes-Pradet. Ce livre, qui est une œuvre de fiction, traduit le vécu et les perceptions des humains par rapport à l’espace.

Dans ce fragment consacré à Ville-réal, Maude se sert de la lumière de la géocritique sans éloigner le récit des exigences requises dans la description des espaces imaginaires de la littérature. Il est important de savoir que dans les littératures de l’imaginaire, les lieux inventés ne se présentent pas tout à fait, dans les textes, de la même manière que les lieux référentiels, et ils exigent une lecture particulière, dit-elle. Cette ville souterraine est le reflet d’une société dans laquelle le partage du bonheur n’est pas un projet commun.

« On raconte que Ville-réal était autrefois un réseau de transport souterrain qui sillonnait le sous-sol d’une métropole construite à la surface. À cette époque, les seules personnes qui y vivaient étaient les pauvres ou les fous. Peu à peu, cependant, des commerces se sont installés sous la terre, en périphérie des stations de métro, et des couloirs piétonniers y ont été aménagés pour permettre aux gens de traverser plus facilement les grandes artères, ou pour relier entre eux des bâtiments très fréquentés. Puis, il y a eu ce premier non-printemps, suivi d’un premier non été. »

Hivernages s’inscrit volontiers dans la continuité de l’utopie de la modernité, car il permet à la société canadienne en l’occurrence de porter un regard critique sur elle-même. Ce roman n’ose pas prédire le futur, ce serait prétentieux de sa part, pense l’auteure. Une telle essence se mettrait en porte-à-faux avec l’idée de Jameson qui dit : lorsqu’un récit d’anticipation propose un monde radicalement différent, « il ne s’agit pas de nous donner des ‘images’ du futur […], mais de défamiliariser et de restructurer l’expérience que nous avons de notre présent […] »

L’œuvre de Maude Deschênes-Pradet nous libère de nos deuils interminables, dans nos îlots de solitude. Elle a su rassembler dans une ébauche la réalité, le naturel, le mystérieux et l’innocence. Une prouesse réservée à l’écriture. Son style empreint d’émotion affecte le (la) lecteur.trice dans sa tridimensionnalité : corps, âme, esprit. Contrairement à Blaise Pascal, le silence éternel de ces espaces infinis ne nous effraie pas. C’est un plaisir d’avoir réalisé ce beau voyage avec Maude qui nous apprend que la religion, voire la littérature, peut nous aider à pénétrer notre monde intérieur.

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