La cité pue la misère

Par Fiston Loombe Iwoku

Tata N’longi Biatitudes est un écrivain, dramaturge, éditeur et opérateur culturel congolais. Bateki mboka, sa première œuvre dramaturgique, incarne son esprit de troupe, avec une valeur esthétique certaine qui témoigne de son engagement en faveur d’une littérature émancipatrice. La revue littéraire La Plume vivante vous propose ici une traversée particulière de son œuvre qui se caractérise par un perfectionnement de l’art de penser et de s’exprimer, son amour de la patrie, son éveil de conscience, ses obsessions, son goût de l’échange … Cette pièce de théâtre n’offre pas seulement du plaisir, mais c’est aussi pour nous un bonheur intemporel.

Bateki mboka, Tata N’longi Biatitudes, Editions Nzoi, coll. « Théâtre », 2020, 76 p., 8.000 FC.

Pourquoi ce titre caricatural qui veut dire « On a vendu le pays, en lingala » ? Parce qu’il résume la réalité de l’existence d’une nation dont le peuple n’a aucune possession, et le ras-le-bol de ce dernier, paupérisé par les ambitions démesurées de ses dirigeants. Voilà qu’après avoir tâté à d’autres sauces littéraires, Me Hervé Michel Bia, connu sous son nom de plume de Tata N’longi Biatitudes, s’est mêlé à la danse avec un titre évocateur, pourquoi pas provocateur de Bateki mboka. Le théâtre a toujours été la plus exacte interprétation de la vie populaire, le reflet le plus fidèle de ses états de civilisation, disait un auteur inconnu. Dans cette pièce scindée en six scènes, Tata N’longi appelle à sortir du paradigme de la défaite (expression propre à Ka Mana), au travers de ces différents personnages. Ainsi nous fait-il voir les aléas qui ombragent le soleil dans la Cité. On entend « Chef Liboma » (l’un des personnages clés de cette pièce de théâtre) monologuer devant une vielle locomotive rouillée, s’insurgeant contre la « Voix du prédicateur » qui brise son silence. Il vit seul dans cette gare et prend de plus en plus conscience de sa folie qu’il estime à moitié :

« Dans ce pays, on n’a pas le sens de la précision. On me traite de fou sans préciser à quelle hauteur se situe ma démence. Moitié ! Voilà, je suis à moitié fou. Ou je ne suis qu’à moitié fou. Selon que l’on regarde le fou à moitié plein ou le fou à moitié vide. Le plus important qu’on est fou, c’est de le savoir, surtout de savoir la quantité de dinguerie dont on est dingue ». p.7  

L’auteur a choisi le train et la gare comme point de départ de son scénario. L’apparition du train a hanté l’imaginaire collectif, interpellé les écrivains, au tout début du XIXème siècle. Nombre d’entre eux voyaient en lui le symbole de la modernité. Aujourd’hui, il y a une gamme de symbolisme où figure l’évasion, le voyage qui renvoie à un chemin de vie, à la rêverie, à la promesse de liberté, etc.  C’est un lieu de prédilection pour les rencontres sociales, amoureuses, mais qui bouleverse l’écriture. La nouveauté qu’il représente ne peut se dire, se mettre en scène avec les moyens littéraires habituels : il appelle la création d’une langue autre, d’une écriture avant-gardiste, à tout le moins en phase avec sa vitesse, son énergie, son mouvement, rappelle Véronique Bergen. A travers le personnage « Chef Liboma », Tata N’longi Biatitudes s’insurge contre l’inertie du train et de la mise en pièce de ses wagons, vendus à la sauvette par les collaborateurs du « Général-Mfumu-Nkoy-Elombe » (autre personnage). Les retombées du secteur minier « ne profitent pas à la Cité mais à ses poches et à ses proches », alors que la misère et la poubelle se sentent dans toute la Cité. L’auteur dit : « Mais que retenir de cette ville ? Quelle est son odeur ? Une odeur de cadavre putréfié. Cette ville entière pue le macchabée. Les morts sont vindicatifs, vous savez. Ils ne nous pardonneront pas d’être morts de faim ».

En effet, la typographie de la pièce de théâtre Bateki mboka corrobore l’idée de Maude Deschênes-Pradet qui atteste que la création de lieux inventés n’est possible qu’à condition que ceux-ci ne soient pas totalement autres, qu’ils ressemblent au moins en partie à des lieux connus, qu’ils aient pour base une expérience personnelle de l’espace. Le dramaturge Biatitudes, à travers son génie créateur, veut pousser la jeunesse à « démarrer le train et à sortir cette Cité de sa lente agonie ».  Tout au long de ce scénario, Tata N’longi puise dans l’idée d’un autre auteur inconnu pour expliquer à la jeunesse que le développement est un chemin à parcourir, une culture à apprivoiser, une façon de voir, de juger et d’agir, une façon de vivre et de mourir. Biatitudes utilise la tragédie pour dévisager les déterminismes du paradigme de la défaite des habitants de la Cité face au Général-Mfumu-Nkoy-Elombe, par le biais de la déshumanisation, la démoralisation, l’impuissancisation (néologisme utilisé par Ka Mana qui exprime la destruction de tout pouvoir de créativité et de toute capacité propre d’initiative historique spécifique.) et la néantisation totale et radicale de la créativité. Ces éléments sont lisibles dans les différentes répliques de « Chœur » symbolisant la masse qui ne croit pas à l’irréversibilité de la rupture que prône « Chef Liboma ».

Face à la misère grandissante dans la Cité, « Mamba », la fille dudit « Chef Liboma » décide d’aller vivre à la « Cité-des-Lumières », à la recherche du bonheur. Son père fut attristé par cette nouvelle et tenta en vain de décourager sa fille dont l’illusion d’un ailleurs meilleur occupait un espace important dans son esprit. « Chef Liboma » craignit que le vaste cimetière à ciel ouvert qu’est la mer méditerranée abreuve le sang de sa fille. « Mamba » persista et dit à son père : « Vivre dans ce pays est un risque pour ma santé mentale. Ne pas savoir de quoi sera fait son avenir est un risque. Je veux traverser, père, et je n’en mourrai pas. Dieu me protégera ». La confiance en elle n’était pas suffisante pour empêcher le pire d’advenir. A la gare, « Chef Liboma » cria quand il appris la disparition de sa fille : « Eaux immondes ! Eaux diaboliques ! Rendez-moi ma fille ! Rendez-moi Mamba ! Prenez-moi ! Prenez ma vieille carcasse inutile ! Ma fille ! Mamba ! Pourquoi, Seigneur ? Quel est le crime que je paie ? Quel homme mérite d’enterrer son enfant ? Ma pauvre fille ! Plus que les eaux, c’est cette Cité qui t’a tuée. Ce pays t’a assassinée ».

Ainsi, ce cri de pleur est présent dans la majorité des pays du Sud. Le rêve de l’exil habite bon nombre de jeunes africains. Partir à la recherche d’opportunités, fuir pour survivre, quitter son pays natal pour construire une vie meilleure ailleurs, tel est le choix, volontaire ou forcé, de milliers, voire de millions d’individus à travers l’histoire, bien que l’humanité ait toujours migré et la migration fasse partie de son histoire », remarque par ailleurs la politologue Catherine Wihtol de Wenden. En outre, les risques liés à la quête du bonheur sont parsemés d’embûche. Le contexte de gouvernance, de conflits armés, de famine et autres facteurs socio-culturels, sont des éléments déclencheurs de la quête de l’eldorado. Et souvent, on accuse les dirigeants du continent noir de ne pas faire assez pour empêcher ce périlleux périple vers l’Europe.

Le « Général-Mfumu-Nkoy-Elombe » vint compatir à la douleur qui a frappé son concitoyen « Chef Liboma ». La personne attristée digéra mal la présence du tyran, qui voyait en lui la cause première de son malheur. Le Général promit au « Chef Liboma » et à sa petite fille et unique enfant restante une nouvelle vie, annonçant dans la foulée la reprise des activités minières sur le territoire de la Cité, et la gare fut choisie comme lieu de relance de l’exploitation minière. Ce dernier sursauta et poussa des cris de joie, se demanda en fin de compte s’il était visionnaire, lorsqu’il a réalisé l’immensité de la richesse qui gisait sous ses pieds, à la gare.

La joie de « Chef Liboma » fut de courte durée, puisque le Général l’accusa de fomenter un complot contre sa personne, en instrumentalisant la population à des fins politiques. Les griefs de revendication présentés par celui-ci furent totalement insensés aux yeux du dictateur. Même son fils, « Mwana Nkoy » essaya en vain de persuader son père à l’abandon de son projet de répression de la foule. Hélas ! le « Général-Mfumu-Nkoy-Elombe » ordonna au « Capitaine » d’exécuter son plan macabre. Par ironie du sort, le fils du Général trouva la mort lors des échauffourées, et cette brutale disparition affectera sensiblement son père. Depuis lors, le Général avait mis de l’eau dans son vin et la victoire fut du côté du peuple. « Chef Liboma » dira à cet effet : « J’ai fait ma part, la Cité est entre leur main, espérons qu’ils en feront un bon usage, ces nouveaux chefs ».

Le théâtre appartient-il à la littérature ? se demande Sylvie Leleu-Merviel. Toute son histoire nous montre qu’il relève d’exigences particulières, spécifiques – dont la première est l’efficacité. Avant tout il est le domaine de la parole, de la parole en action. Il est d’abord un texte, dont les vertus seront celles de la chose écrite, mais ce texte est joué, c’est-à-dire vécu devant nous, disait Gaétan Picon.

Nous pouvons ainsi constater que dans Bateki mboka, le souci de vraisemblance qui libère l’écriture de toute contingence de représentation et d’incarnation, est permanent. Dans cette esthétique, le symbole code la réalité, cherchant à « vêtir l’idée d’une forme sensible », estime Jean Moréas.

Andreas M. Krafft dans son livre Grand manuel de la psychologie positive affirme qu’à partir des résultats du Baromètre de l’espoir, nous présentons un concept large de l’espoir composé du souhait d’un résultat pertinent, de la conviction que sa réalisation est possible et de la confiance en la disponibilité des ressources internes ou externes permettant d’y parvenir. « Chef Liboma » est un exemple de cette trame existentielle qui relie le souhait d’un résultat, la croyance en la possibilité de sa réalisation et la confiance dans la disponibilité de certaines ressources internes ou externes pour y parvenir. Il sommeille en chacun de nous et veut que nous prenions notre destin en main afin de sauver nos « Cités ».

Tata N’longi Biatitudes appelle alors l’Afrique à porter le regard sur sa propre histoire, à avoir un langage centré sur ses propres réalités, et une vision qui prend en compte sa propre destinée, pour définir sa place dans le monde d’aujourd’hui et de demain. La voix de sa dramaturgie relève d’une profonde unité d’action. Son penchant poétique est visible sur tous les tableaux. On sent en lui une voix qui vient du silence et qui devient audible par moments à travers ce que disent le narrateur et les autres personnages de cette pièce de théâtre, comme fut le cas du dramaturge norvégien Jon Fosse, nous laisse entendre Monique Le Roux.

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