Cher professeur, je vous prie de m’excuser pour le délai que j’ai pris avant de vous faire ce retour. J’ai souhaité accorder à votre critique le temps nécessaire à une réflexion approfondie, car elle m’a semblé particulièrement pertinente. À mon sens, il est crucial de ne pas se précipiter dans une réponse afin de bien saisir la portée de vos observations et de prendre la mesure de leur impact sur mon argumentation. Votre analyse met en lumière des éléments essentiels et, bien que certaines remarques soulèvent des points que je considère importants pour la clarification du propos, il me semble utile de les préciser davantage pour en faciliter la compréhension par un public plus large.
Ainsi, permettez-moi de nuancer certains aspects, en particulier les points suivants :
I. Sur la légitimité à interroger l’histoire littéraire congolaise
En tant qu’auteur, ma légitimité à interroger l’histoire littéraire congolaise repose sur une double posture : celle de l’écriture et celle de la réflexion critique. La littérature n’existe pas dans un espace clos ; elle se nourrit des lectures, des échanges, des questionnements. Participer à cette dynamique, c’est prolonger un héritage, interroger ses silences, ses éclats, ses manques. Ma démarche s’inscrit dans cette continuité : explorer, interroger, donner à voir. Toute lecture de l’histoire littéraire est une construction et, en tant qu’auteur, je pense pouvoir apporter une analyse fondée, nourrie de sources légitimes.
II. La question de l’encadrement colonial et la marginalisation de la littérature congolaise
Dans le contexte de la littérature congolaise et de sa visibilité internationale, le débat lancé par le Manifeste pour une littérature-monde en français prend une grande importance. Signé par des auteurs tels que Michel Le Bris, Abdourahman Ali Waberi, Jean Rouaud et Alain Mabanckou, ce manifeste propose de remplacer la notion de « littérature francophone » par celle de « littérature-monde en français ». Ce changement rejette explicitement l’héritage colonial de la francophonie et met en évidence les limites des classifications littéraires en France. Il souligne également la nécessité de repenser l’inclusion des écrivains africains dans un espace littéraire mondial. La littérature congolaise, malgré la richesse de ses voix, peine encore à s’imposer sur la scène internationale, en grande partie en raison des divisions héritées du colonialisme.
Concernant votre critique de l’idée selon laquelle les premiers écrivains congolais ont produit leurs œuvres sous « la surveillance terrifiante et l’extrême domination de l’administration coloniale », je tiens à préciser que ce n’est pas simplement une question de pouvoir exercé de manière manifeste. Vous évoquez Antoine-Roger Bolamba [rédacteur en chef de La Voix du Congolais] et Paul Lomami Tshibamba, en les présentant comme des figures dont la position dans Gouvernement général les rendait exemptes de cette surveillance. Si, en effet, ils étaient des hommes de lettres d’une grande finesse, pleinement maîtres du français et de l’écriture littéraire, il est crucial de ne pas négliger le cadre plus large dans lequel ils ont évolué. Leur statut fonctionnaire ne les soustrayait pas aux impératifs d’un régime colonial où l’expression restait profondément balisée.
L’initiative même de créer La Voix du Congolais par l’administration coloniale témoigne d’une volonté de canaliser plutôt que d’émanciper pleinement la parole indigène. L’encadrement n’était peut-être pas explicitement coercitif, mais il agissait en amont sur la nature des discours produits. Ainsi, il est légitime de considérer que ce cadre a pesé sur la construction des premiers récits littéraires congolais.
A ce propos, je cite Mukala Kadima-Nzuji, qui dans son ouvrage La littérature zaïroise de langue française, Khartala-ACCT, 1984, p. 40, écrit : « La création de La Voix du Congolais constitua, au même titre que la fondation des cercles dont elle fut le trait d’union et le seul organe d’expression, un des moyens utilisés par le pouvoir colonial aux fins d’exercer son contrôle sur les « évolués » qui devenaient de plus en plus nombreux et dangereux pour sa survie. » Cette citation montre que ma position n’est pas le fruit de spéculations personnelles, mais s’appuie sur une analyse reconnue et documentée.
Quant à l’anthologie de Zana Etambala, bien que je comprenne vos réserves, elle demeure une source précieuse pour la documentation de cette période charnière. Je crois que des approches plus récentes, telles que celles apportées par cet ouvrage, doivent être considéreés, sans écarter d’office d’autres analyses importantes comme celles proposées dans Le Zaïre écrit.
III. Aimé Césaire : militantisme et pertinence historique
Vous soulevez un point important en remettant en question la pertinence d’Aimé Césaire, soulignant qu’il écrivait en tant que militant plutôt qu’en tant qu’historien ou sociologue. Il est effectivement incontestable que son Discours sur le colonialisme (1955) n’a pas vocation à être une analyse académique, au sens strict. Toutefois, il ne faut pas sous-estimer l’importance de son propos, qui va bien au-delà d’un simple pamphlet militant. Césaire a, en effet, ouvert des perspectives cruciales sur les rapports de domination, l’assujettissement des imaginaires et les conséquences profondes du colonialisme.
Les travaux de chercheurs postérieurs, comme ceux d’Achille Mbembe dans De la postcolonie, (2000), d’Anne Roche dans Ecrire l’histoire du colonialisme, (2012) ou de Souleymane Bachir Diagne, L’encre des savants, (2013), ont permis de revisiter et d’approfondir les problématiques soulevées par Césaire. Leur analyse, tout en s’appuyant sur une méthodologie rigoureuse issue des sciences sociales, n’enlève rien à la force heuristique de l’œuvre de Césaire. Réduire sa pensée à une simple posture militante reviendrait à négliger l’impact profond qu’elle a eu sur la réécriture de l’histoire coloniale et la compréhension des dynamiques postcoloniales.
IV. La place actuelle de la littérature congolaise
Dans son article L’inutilité utilité de la littérature (2004), Boniface Mongo-Mboussa met en lumière les liens entre la violence coloniale passée et le chaos actuel du continent africain, tout en soulignant l’absence de pôles culturels africains solides. Cette réflexion demeure pertinente aujourd’hui, particulièrement lorsqu’on considère la place de la littérature congolaise dans le paysage mondial. En effet, malgré la richesse de ses voix littéraires, cette littérature peine encore à s’imposer dans les circuits éditoriaux dominants.
Mbongo-Mboussa établit une distinction fondamentale entre l’« écrivain engagé » et l’«homme engageant », soulignant l’écart entre la production littéraire et les structures institutionnelles et éditoriales qui permettraient à ces voix de s’établir durablement. La littérature congolaise, bien que porteuse d’une force inédite et d’un héritage précieux, souffre encore d’un manque de structures éditoriales solides, de réseaux de diffusion et d’une visibilité suffisante à l’échelle internationale. Elle peine à trouver sa place dans un monde littéraire globalisé où les lignes de partage sont encore fortement marquées par des dynamiques coloniales.
En conclusion, je souhaite que ces éclaircissements ouvrent la voie à un échange véritablement enrichissant, cher professeur. Mon intention n’est pas de défendre une lecture figée, mais de susciter une réflexion sur l’influence persistante de l’histoire et des structures éditoriales contemporaines dans la manière dont certains écrivains sont perçus et reçus aujourd’hui. Je suis convaincu que cette discussion, en approfondissant ces enjeux, pourrait éclairer de manière plus précise les tensions sous-jacentes qui façonnent notre compréhension commune de la littérature congolaise et de son positionnement dans le paysage littéraire global.
Fidèle Mabanza
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