

Jamais un rendez-vous littéraire n’avait depuis un certain temps suscité autant d’engouement à Kinshasa que le baptême du roman intitulé « Et les portes sont des bouches », de Richard Ali A Mutu K., qui avait eu lieu le 8 septembre 2021, au centre Wallonie Bruxelles de Kinshasa. Est-ce parce qu’après une longue trêve, due au surgissement du coronavirus, avec ses multiples restrictions, ledit centre avait fait coïncider sa rentrée littéraire avec le vernissage de ce roman de 261 pages, qui ne pèse par ailleurs que 165 gr, publié aux éditions Mabiki, en partenariat avec l’auteur, à Kinshasa-Bruxelles-Wavre ?
Ou parce que son géniteur se trouve être ce beau gosse avenant, aux yeux pétillants d’intelligence, et d’un zeste de malice, qui travaille depuis 2016 comme le responsable N°1 de la Bibliothèque du Centre Wallonie-Bruxelles de Kinshasa, où il organise régulièrement des manifs qui font vibrer la scène littéraire congolaise ?
En tout cas, d’aucuns pensent que depuis que Richard Ali s’est retrouvé à l’endroit qu’il faut, au moment où il le fallait, le CWBK s’est de plus en plus imposé comme un lieu de légitimation, voire de certification, des talents littéraires dans la capitale congolaise. A en croire le synopsis mis à la 4eme page de couverture de son sacré bouquin, cet auteur un peu atypique, né le 11 juillet 1988 à Mbandaka, dans la province de l’Equateur, en République démocratique du Congo, a été, déjà en 2014, sélectionné par « Afrika 39′ parmi les 39 jeunes auteurs subsahariens âgés de moins de 40 ans les plus promoteurs d’Afrique.
Fondateur de l’Association des Jeunes Ecrivains du Congo (AJECO), Président a.i de l’Association des Ecrivains du Congo (AECO), Richard Ali a été en 2009 l’un des lauréats du prestigieux prix littéraire Mark Twain, organisé par l’ambassade des États-Unis en RDC, pour sa nouvelle « Le cauchemardesque de Tabou». Ali A Muntu K. est aussi l’auteur d’un roman à succès titré « Ebamba Kinshasa Makambo », écrit en lingala, la langue parlée à Kinshasa et à Brazzaville, ainsi que dans l’ancienne province du Grand Equateur et dans celle actuelle de Maindombe. Comme cette langue chère au feu « Dr Sene Mongabe » est également celle en usage dans les Forces Armées de la RDC, et dans la Rumba Congolaise, elle a maintenant une réelle suprématie sur les trois autres langues nationales congolaises (Tshiluba, Kikongo et Swahili), et s’impose de plus en plus dans d’autres pays africains.
Les délires d’un langage trépidant
L’étonnant roman de Richard Ali a été dédié à Jean-Claude Ntuala Kimpuni, ce littérateur congolais décédé il y a plus ou moins quelques années, deux mois après la publication de son livre titré « Joseph Kasa-Vubu, pionnier et père de l’indépendance congolaise », ouvrage ayant préludé la revendication de l’élévation du 1er président de la RDC au rang d’un héros national.
Deux citations circonscrivent d’emblée l’orientation de son intrigue : d’abord celle de Patrice Nganang, qui se pose, dans « La saison des prunes », la question de savoir si l’histoire était notre témoin, qui était alors le témoin de l’histoire ? Pour au finish attester que « le plus important serait d’en être l’acteur, car nos enfants et petits-enfants porterons un jugement sur nos turpitudes ».
Ensuite vient la pensée de Tata N’longi Biatides, dans cœur (é)pelé, qui affirme que raconter est un acte fondamental : Il sauve l’histoire, même celle fictive, l’œuvre qui raconte étant plus vraie que nos souvenances.
On entame alors la première partie de ce roman, titrée « Les murs ont des oreilles », avec ce texte de Max Lobe, tiré de « Confidences », qui dit : « Je ne sais pas moi, hein, pourquoi les gens aiment trop taper leurs bouches-là sur des problèmes qui ne les regardent pas, et qui les dépassent même en taille ». A la lecture de ce passage un peu désinvolte, un feu rouge s’était aussitôt mis à clignoter devant nous, du fait que nous ne sommes pas de ceux qui font l’apologie du « parler petit nègre », ni du « français facile », encore moins du « lingala facile ». Ce genre de concepts irrite tant notre susceptibilité, au point de le classer, à tort ou à raison, parmi les inventions de l’homme blanc visant à crétiniser le « petit nègre », qui serait, d’après lui, incapable de maîtriser les méandres de la langue de Voltaire. Il faut alors parler à celui-ci comme si on s’adressait à un cabri, à un « bon enfant », à un laissé pour compte, pourquoi pas à un abruti !
Sapristi ! Nous étions-nous exclamés lorsque nous avions lu pour la première fois « Tintin au Congo ». Depuis lors, Hergé a beaucoup baissé dans notre estime. Il en était de même de Zamenga Batukezenga, avec ses « Bandoki », « Un croco à Luozi » et autres, qui ont un peu rabaissé la prestance des ressortissants de la contrée de Luozi, désormais considérés comme des sorciers, pourquoi pas des mécréants, dans l’imaginaire populaire, alors que « les dix secteurs » ont tout de même, nom de Dieu, produit des valeureux érudits comme le pharmacien Batangu, l’inventeur de Manadiar, Manalaria, voire le Manacovid, pourquoi pas l’écrivain congolo-néerlandais Simon Pondelet Lukemba.
Mais notre contrariété s’était vite estompée lorsque nous avions noté qu’avec une subtile ingéniosité, cet auteur avait fait parler son narrateur dans une boulimie verbale pleine de dérisions, propre à « un muana ekanga ngenge » (un natif de la ville de Mbandaka) qu’il est, pour parodier les paradigmes d’une époque décadente, où les « antivaleurs » étaient devenues la règle.
Un propos impudent provoque la révolte
Révolte ! Tel est donc le mot-clé qui démarre « Et les portes sont des bouches », ce palpitant roman qui commence par la frustration des téléspectateurs ayant vu le derby espagnol Real de Madrid-Barcelone, avec Cristiano Ronaldo et Lionel Messi comme figures de proue, être interrompu par un communiqué burlesque de leur président de la République, qui leur demandait de passer le 80eme anniversaire de leur indépendance dans la méditation, tout simplement parce qu’il aurait, lui, attrapé la grippe.
L’agitation sur la place publique des téléspectateurs ayant hué cette déclaration ubuesque avait alors débouché sur l’intervention musclée des organes de répression. Et de là à se retrouver à la cellule n°5 de la prison de Kalama, un jeune rouspéteur, qui passait son temps à ahaner sur le pourquoi du comment de son prénom de Willy, ou de Wilfried, voire de » Petit Willy « , ne fit qu’un pas.
Et le narrateur de préciser que ce dernier avait fini par s’accommoder à celui de Wilfried, tout juste pour ressembler à Wilfried Nsonde, ce magnifique homme de lettres ayant remporté un prix littéraire dans l’espace francophone, pensant un jour obtenir, lui aussi, les mêmes faveurs de la part des muses. Bizarrement, le fameux Wilfried préféra maintenir son patronyme de « Mokili-Mbanga-Ntaba » (Le monde oscille comme la mâchoire d’une chèvre qui broute), un nom prémonitoire de ce qui allait lui advenir.
Voilà que sa rencontre avec Alfred, un avocat suédois défenseur des droits des enfants et des femmes enceintes dans des pays en conflit, va lui permettre, à son corps défendant, de réaliser son rêve, celui de devenir réellement un épigone du célèbre Wilfried Nsonde. Car, ce compatriote d’Alfred Nobel va engager ce jeune homme qui allait déjà vers ses vingt ans, mais que celui-ci prenait pour un bambino, de lui mettre sur papier blanc, avec de l’encre noire, des souvenirs de sa vie, ainsi que des faits l’ayant conduit au gnouf, condition sine qua non pour qu’il puisse le faire sortir du pétrin dans lequel lui et ses potes d’infortune s’étaient engouffrés. Ainsi, le jeune bagnard s’était vu contraint, dans les circonstances les plus abracadabrantes, comme il l’avait espéré en optant pour le prénom de Wilfried, de devenir le suiviste de Wilfried Nsonde, plus pour rester dans l’histoire que pour la raconter : Les écrits restent, et les paroles s’envolent, dit-on.
La vraie narration va de ce fait commencer avec « Le rhume et l’homme du chef », qui décrit avec gouaillerie les inconstances de ce Chef qui en avait assez de sa propre démagogie, disons de sa mythomanie, transmise à la populace via son chef de cabinet, transformée en actes par son chef de gouvernement, ainsi que des collaborateurs hypocrites, prêts à tout mettre en œuvre pour conserver leurs privilèges, sous un fond de concupiscence et de concurrence déloyale, de traitrise et de loyauté factice.
Quand la mystification devient mode de gouvernance
Ainsi va surgir le vieux Ndiks, un mystificateur patenté, qui mêle la politique à ses convictions spirituelles, et qui se prévaut d’être de la lignée de Ndona Béatrice. Ce vieux gourou avait été jeté en prison parce qu’ayant appelé la population à mettre fin aux diktats du Chef, alors que quelques jours auparavant, il avait décrété que l’autorité de celui-ci venait de Dieu. Et la presse thuriféraire avait fait des choux gras de cette affirmation rocambolesque !
Mais lorsqu’il avait appris que l’enveloppe lui remise pour ce travail de corruption des esprits avait moins d’épaisseur que celle donnée à un autre quidam du même acabit, mais qui ne lui arrivait pas à la cheville, sa colère avait été sans appel. Et les portes, qui sont des bouches, avaient transmis au peuple cette grave déconvenue entre le Chef de la République et le descendant de Yaya Ndona.
Pourtant, ledit Chef venait de prononcer un discours au vitriol contre le néocolonialisme, lequel lui avait, semble-t-il, été inspiré directement par cette grande prophétesse du Royaume Kongo, envoyée jadis au bûcher, parce qu’elle s’était liguée contre l’occupation de la terre de ses aïeux par les oppresseurs occidentaux, en leur opposant les prescrits de la religion qu’ils étaient eux-mêmes venus enseigner aux peuples autochtones. Ce jour-là, ce fut pour la première fois que le Dircab du Chef avait vu son patron rejeter le texte lui concocté par le célèbre écrivain Didier Badiamba, opposant la journée, collaborateur du Chef la nuit.
Wilfried Mokili-Mbanga-Ntaba va alors nous narrer comment l’homme d’Inkisi avait ébranlé la prison de Kalama avec juste le mot de passe « Kala te », qui signifie « Bientôt » en lingala. En effet, un matin, entre quatre heures juste et quatre heures quart, des détonations provenant de toutes parts avaient mis en branle le lieu carcéral, permettant ainsi au Vieux Ndiks, et à une grande partie de prisonniers, de prendre la poudre d’escampette. Mais hélas ! Lorsqu’on vint ouvrir la porte de la cellule où se trouvaient Wilfried et ses codétenus, la terrible garde présidentielle avait déjà investi l’endroit, empêchant ainsi tout celui qui n’avait pas pu quitter le bagne avec l’homme d’Inkisi de prendre ses jambes à son cou.
Une famille prise en étau
L’occasion avait alors été propice à ce scribe malgré lui de parler un peu de son père, et de sa mère, bref de sa famille. Selon lui, son géniteur, qui n’était qu’un petit fonctionnaire au ministère du budget, était décédé de suite d’un empoisonnement, lorsqu’il n’avait, lui, que 10 ans. Son institutrice de mère était alors obligée de se battre toute seule pour élever dignement ses rejetons, sous la menace permanente de sa belle-famille, qui tenait à la faire partir, avec ses six orphelins de père, de la maisonnée laissée par leur papa.
Ainsi, pour avoir un revenu pouvant l’aider à subvenir aux besoins croissants de sa progéniture, elle va accepter un emploi mieux rémunéré au cabinet du ministre du budget. Malheureusement pour elle, la période des vaches grasses ne dura point longtemps, car lors d’un remaniement ayant donné naissance à un gouvernement de large consensus national, le nom du ministre du budget magnanime avait été rayé par l’homme à la cravate rouge, son ancien condisciple d’université devenu l’inamovible chef de gouvernement, tout simplement parce que la rumeur avait cité le nom du protecteur de la famille « Mokili-Mbanga-Ntaba » parmi ses plausibles successeurs.
Après la lecture aux heures tardives par le porte-parole du Chef de l’ordonnance de nomination d’une centaine d’individus en qualité de membres du gouvernement, la liesse avait été générale chez les parents, amis et connaissances d’heureux promus, tandis que la désolation avait installé ses pénates au domicile familial de Wilfried. Sans travail, réduite à sa plus simple expression, Mme Mokili-Mbanga-Ntaba était désormais forcée d’aller vendre des bricoles au grand marché de la capitale pour s’en sortir, laissant parfois ses enfants vendre de « l’eau pure » en sachet aux passants, pour gérer la survie.
Ainsi, faute de moyens, le brillant Wilfried avait été contraint de quitter l’excellente école de l’Eglise-Mère qu’il fréquentait, pour se rabattre dans un établissement scolaire correspondant au revenu actuel de sa génitrice. De nos jours, les anciennes écoles de renom de l’Eglise-Mère, jadis destinées aux seuls enfants intelligents, quelles que soient leurs origines sociales, étaient malheureusement devenues celles de seuls enfants des riches.
Bien accueilli dans sa nouvelle formation scolaire, le nouveau venu va même y créer un club de poésie. C’est là où il va rencontrer son ami Yann, fort doué en création poétique, même si certains de ses poèmes auraient eu des senteurs du plagiat. Mais nonobstant ses tours de passepasse, ce jeune versificateur talentueux avait fini par remporter le deuxième prix du concours national de la poésie, pendant que le narrateur, lui, avait occupé la cinquième place, ex aequo avec une élève du célèbre lycée Mpiko.
Devenue malade et aboulique, ayant cédé au chantage de sa belle-famille, la mère de Willy ou Wilfried, voire Petit Willy, selon le cas, avait décidé de quitter l’habitation laissée par son mari, pour aller rester dans un quartier périphérique de la capitale. Heureusement, le préfet de sa nouvelle école, craignant de perdre cet élève qui allait sûrement ajouter un diplôme au palmarès de ladite école, offrit de l’héberger chez lui, et de prendre en charge ses frais scolaires.
Le général Kanda Mabe : le sauveur d’un pouvoir décadent
Le régime vacillant du Chef ne devait son maintien qu’à la soldatesque du commandant Kanda Mabe, grand traqueur de ces marginaux qu’on appelait « Kuluna », ou « kuluneurs », qui n’hésitaient pas à agiter leurs machettes acérées pour perturber la quiétude publique. Ce général pernicieux avait également dans son collimateur ces impénitents beuglards, membres de l’opposition radicale, spécialistes des marches pacifiques de protestation. En tout cas, pour ramener le calme dans la capitale, le général Kanda Mabe, qui faisait fi des conventions internationales sur les libertés fondamentales et droits de l’homme, n’y allait pas avec le dos de la cuillère.
Ainsi arriva-t-il à sauver le régime d’une fronde née de l’élimination à domicile de l’équipe nationale de football, pour sa participation à une phase finale de la coupe du monde. En effet, tous les féticheurs et autres thaumaturges mis en contribution pour gagner ce challenge n’avaient pas pu faire grand’ chose pour faire qualifier les « félins ». Surtout que les abbés avaient refusé de prêter main-forte à cette entreprise, fâchés contre le Chef de la République, qui s’était permis de snober leurs recommandations, quant à la gestion de la transition démocratique nécessitée par la non-organisation des élections démocratiques à la période indiquée.
De ce fait avaient réapparu les querelles ataviques entre le pouvoir en place et l’Eglise-Mère. Le Rubicon ayant été franchi avec une soudaineté inouïe, des bras de fers, des coups de gueule, des communiqués officiels, des homélies incendiaires, des incendies des lieux de culte assombrirent subitement le ciel de la République, en obscurcissant en même temps celui du pouvoir en place. Pourtant, le Chef avait fait son mariage religieux devant le curé de sa paroisse. D’ailleurs, son épouse et ses enfants continuaient à afficher pudiquement, voire publiquement, leur solide ancrage dans la foi venue de la Ville Eternelle.
Mais pour narguer les affidés du Vatican, en vue de rasséréner sa légitimité ainsi mise à dure épreuve par les incartades de l’Eglise-Mère, le pouvoir en place se mit à faire de doux yeux à l’Eglise Protestante, en nommant notamment un de ses bonzes à la tête de l’organe régulateur des élections. Cependant, chauffé à blanc par les prêches enflammés des prélats en soutane blanche, le peuple en colère voulait en finir avec le despote. Et la 5eme élimination consécutive de l’équipe nationale de football d’une phase de qualification pour la coupe du monde avait failli lui donner l’occasion tant attendue de mettre un terme au pouvoir inique, sauvé de justesse par le général Kanda Mabe. En guise de gratitude, celui-ci fut promu de son vivant dans l’ordre de « Vaillant Policier d’honneur », titre qu’on ne décernait généralement qu’à titre posthume.
Le temps des chinoiseries
Nous voilà donc entrer dans l’ère chinoise, avec le narrateur qui nous informe d’emblée que dans la foulée des nominations ayant suivi la sortie du gouvernement de très large consensus national, deux sujets chinois s’étaient retrouvés dans la liste des lauréats. Le premier, M. Xiao Pie, s’était vu confier le poste de Directeur de Cabinet du 1er ministre, et le second, Me Fuiks Xu, celui de bourgmestre intérimaire de la commune du Nord-Sud.
Quoiqu’ayant beau crié à l’infiltration chinoise dans les institutions de la République, personne n’avait fait très grand cas des vaticinations des récriminateurs. C’était plutôt les bombes lacrymogènes qui eurent raison de la témérité de ceux qui avaient osé envahir la rue pour protester contre cet état de choses. Mais autant qu’il y avait des protestataires, qui affirmaient que le péril jaune était aux portes de la République, autant qu’il y avait des applaudisseurs, qui espéraient ainsi bénéficier de la magnanimité de leur bourgmestre au sourire jaune. Néanmoins, déjà dans son dernier bestseller, Didier Badiambu avait mis en garde ses concitoyens contre cet envahissement des compatriotes de Mao Zedong.
Pourtant, ce sont les mêmes chinois qui avaient construit l’immeuble intelligent, lequel abritait presque tous les cabinets des ministres de la République, ainsi que le nouvel Hôtel de Ville. Comme c’est la main qui donne qui ordonne, le Gouv, qui pensait être le dauphin du Chef, se coupait en mille morceaux pour rester en bonne concorde avec la communauté chinoise de la capitale de la République.
Quoiqu’on en dise, quand Me Chinois avait pris les commandes de la commune du Nord-Sud, tout était devenu luisant, pour ne pas dire chinois, avec la construction des immeubles futuristes, ou la prise en charge des fêtes du nouvel an des habitants par la collectivité. Ce bourgmestre aux yeux étirés, dont la venue avait enchanté cette population « nord-sudienne », jadis paupérisée et réifiée par leurs propres frères « Républicains », de père et de mère en plus, avait fait revenir le sourire aux lèvres de ses administrés.
Mais le problème survint lorsque le Grand Mopao, le plus grand barde de la République, commença à faire des panégyriques au Maitre Chinois, en termes flatteurs de « Wumela », qui voudrait dire : demeure pour toujours, alors que celui-ci n’était qu’un intérimaire. Mais c’était surtout le fait d’utiliser cette expression réservée exclusivement au Chef pour un sujet étranger qui avait provoqué des étincelles. La commission de censure, qui s’en était aussitôt mêlée, va tout de suite interdire l’exécution publique de cette chanson sur toute l’étendue du territoire national. D’aucuns ne comprenaient d’ailleurs pas comment le Grand Mopao avait si facilement tourné casaque, alors que dans une de ses précédentes ritournelles titrée « Vieux Chinois », il semblait plutôt rétif à la présence de ces « diables jaunes » dans son pays.
Mais le peuple, qui avait noté avec bonheur l’altruisme de leur numéro 1 asiatique, avait plutôt porté ladite chanson au triomphe, narguant ainsi ses compatriotes qui passaient leur temps à détourner l’argent destiné à la réhabilitation et au développement de leur commune. Néanmoins, ce plébiscite de « Me Chinois » était de plus en plus considéré comme un outrage au Chef de la République et son engeance de jouisseurs, qui voyaient d’un mauvais œil les exploits de cet expatrié dans la gestion de la Chose Publique.
Pour le réveillon de la Saint Sylvestre par exemple, après avoir payé les frais de maternité de toutes les naissances ayant eu lieu ce jour-là dans sa juridiction administrative, Me Chinois avait surpris ses administrés en leur offrant, en plus des victuailles, un bal populaire devant la maison communale, animé justement par le Grand Mopao. Et lors de ce Méga concert public, celui-ci avait défié la censure, en exécutant sa chanson prohibée, dédiée à « Me Chinois ». Et la population du Nord-Sud avait applaudi de deux mains, et débout, les réalisations de leur bourgmestre chinois, abondamment vantées dans cette belle mélopée, en termes d’hôpitaux, de restaurant, d’hôtels, de bars, de lupanars, d’écoles et autres bâtiments érigés dans cette commune autrefois malfamée, devenue attrayante.
Hélas, toute cette embellie était partie en fumée le jour un mioche au teint jaunâtre avait osé cracher sur Papa Polo, en lui donnant en plus une claque, tout simplement parce que le vieux domestique noiraud avait eu le toupet de le dévisager. Un essaim de justiciers à la peau d’ébène vint alors au secours de la victime en rouant sauvagement des coups le jeune étourdi chinois.
Cependant, c’était le gymnase en construction dans la commune Nord-sud qui paya les frais de cette fâcherie. Pour avoir duré plus longtemps que d’habitude, ce chantier avait fait l’objet de beaucoup de suspicions. Les uns disaient qu’on y pratiquait un culte sataniste, raison pour laquelle on voyait un grand nombre de politiciens de la République dans ses parages, les autres affirmaient plutôt que les chinetoques y extrayaient clandestinement du pétrole. Les communards du Nord-Sud décidèrent alors de tirer au clair la situation de cet ouvrage architectural ambigu. Une marche de protestation contre le gymnase suspect, ainsi que le déferlement des chinois dans la commune Nord-Sud, avait été aussitôt organisée.
Il fallait bien entendu s’attendre à la réaction du Gouv, un ancien prof de math qui adorait fumer du chanvre indien, qui demanda au général Kanda Mabe d’envoyer une troupe de la police anti-émeute pour empêcher les manifestants de protester contre la présence chinoise dans leur commune. Grâce à l’utilisation abusive des bombes lacrymogènes, la police, qui tirait sur les pacifiques gouailleurs, tantôt avec des balles létales, tantôt avec celles non létales, put néanmoins maîtriser l’insurrection.
Cependant, beaucoup de manifestants avaient succombé lors de cet affrontement avec la police de l’oppression. D’aucuns avaient alors compris que, devenus des intouchables de la République, lesdits chinois étaient tellement puissants qu’ils pouvaient désormais se permettre de construire là où ils voulaient, comme ils le voulaient, puisque commerçant avec la présidence de la république, la primature, les ministères, le gouvernorat, l’assemblée nationale, le sénat, la magistrature, les entreprises publiques, etc. Tout dans la République sentait donc le parfum de l’ombre jaune.
Quant à la Commune Nord-Sud, elle s’était tout simplement transformée en « chinese town ». Et le gymnase controversé ? A part les chinois eux-mêmes et les personnalités politico-administratives et militaires de la République qui y avaient accès, la populace n’avait aucune possibilité de mettre les grappins dessus, puisque désormais surveillée 24 heures sur 24 par la fameuse Garde Présidentielle. Avec donc la bénédiction du Chef, après celle des belges, l’ère de la colonisation chinoise était arrivée.
Et les portes sont des bouches
Après les échauffourées des communards N-S avec les chinois, nous voici alors entrer de plain-pied dans la deuxième partie du roman de Richard Ali A Mutu K., qui porte le titre éponyme de son roman : Et les portes sont les bouches. Comme dans la première partie, elle commence par les récriminations de la rue, en termes de rumeurs, de médisances, de quolibets, voire de simples papotages. On entend alors le narrateur expliquer à un interlocuteur qu’un pasteur avait prédit la chute imminente du Chef, qui sera, d’après lui, remplacé par le président messianique annoncé par Mfumu Kimbangu. Et ce serait ce dernier qui va transformer la terre des hommes en paradis terrestre.
Il signale cependant qu’un ainé bagnard qui avait cru avec grand enthousiasme à ce genre de fumisterie, quant à sa sortie imminente de la prison, et qui avait refusé l’opportunité d’évasion lui offerte par Vieux Ndiks, trop sûr de la réalisation prochaine de la prédiction annonçant sa relaxation, avait attendu en vain le miracle annoncé. De toutes les façons, tout le monde dans la République attendait son miracle ! Il y en a qui se réalise, il y en a qui se termine en queue de poisson, finit-il par se dire, en guise de consolation.
C’était pourquoi d’ailleurs, le célèbre Willy, Petit Willy ou Wilfried voulait dans sa jeunesse devenir prêtre, sauf qu’il n’en avait pas le profil, encore moins la bénédiction paternelle. En effet, pour son géniteur, son fils devrait procréer, en vue de perpétuer son patronyme de Mokili-Mbanga-Ntaba.
Dans l’entretemps, suite à la pression de la rue, n’ayant pas pu s’octroyer un mandat hors constitutionnel, le Chef va choisir son Dircab comme dauphin, à la grande surprise du concerné lui-même, qui n’aura comme réaction que celle de mouiller son pantalon, à l’annonce de cette bonne nouvelle. Par la magie du raconteur, on va ressusciter un certain Roxy Tshimanga dans la mémoire collective. Cet acteur du changement était décédé dans les conditions sordides, lors d’une marche de protestation commanditée par l’Eglise-Mère, réclamant le départ du Chef. Les sbires de Kanda Mabe avaient sans crier gare tiré à bout portant sur ce jeune meneur d’hommes, qui ne semblait pas être impressionné par leurs intimidations.
Et les lanceurs d’alerte en avait fait à l’époque leur affaire, en balançant via les réseaux sociaux les photos et les vidéos macabres, qui exhibaient sur la place publique les derniers instants sur terre de ce martyr de la démocratie. Puisque le désormais célèbre Roxy Tshimanga était mort pour l’avènement d’un état de droit, la jeunesse de la République en avait fait son héros. Ainsi, le Chef et les gens du pouvoir avaient fini par admettre qu’ils avaient eu tort de minimiser la force de la rue. Ils se rendirent évidemment compte qu’ils n’avaient pas eu raison d’avoir voulu faire d’elle juste un dépotoir où l’on jette tout : les enfants, les immondices, les mendiants, ou un simple lieu où le peuple priait, dansait et discutait football, pour oublier la misère qui l’accablait.
Voilà que les enfants de rue, dits parfois enfants sorciers, devenus les vrais « maitres de la rue », étaient subitement taxés de bombe à retardement, surtout avec la mort de Roxy Tshimanga, ainsi que celle de tous les martyrs de la démocratie. Ainsi, le narrateur va ramener Patrice Emery Lumumba, le héros national de la République, à la surface, pour épiloguer sur les propos de ce pasteur qui déversait sa bile sur les politiciens véreux, qui s’accrochaient au pouvoir pour le pouvoir, au détriment du plus grand nombre.
Pour lui, la République était dirigée par une engeance d’insouciants, de voleurs, de malhonnêtes prêts à vendre leur pays pour des prunes. Malheureusement, pour le malheur de la population défavorisée, tous ces opposants au régime étaient prêts à ramper devant le Chef pour obtenir un poste lucratif. La preuve ? Lorsqu’il fut nommé Directeur adjoint de l’Office National de Contrôle de la Bière Etrangère, on vit le pasteur critiqueur devenir le plus grand louangeur de celui qu’il incriminait tant dans toutes ses prédications. D’après le narrateur donc, le malheur de la République provenait du fait qu’il y avait plus de « ventriotes » que des « patriotes » au sommet de l’état, au pouvoir comme à l’opposition.
La lutte pour le « dauphinat » remplit les dernières scènes du roman que nous avons examiné, avec au menu plusieurs situations complexes. Quoique par exemple le choix du Chef ait déjà été porté sur son Dircab, tout son sérail voulait damer les pions à celui-ci, via les marabouts, les féticheurs et autres charlatans du même genre. Et le fameux Tata Bitshatsha devint alors la clé de voute d’une course au pouvoir sans merci. La suite de cette affaire saugrenue est à lire dans le mirifique roman de Richard Ali A Mutu K. ici autopsié, pour savourer avec délectation ses tours et atours époustouflants.
La « Congolisation » de la langue française ?
Quand on termine la lecture de cette œuvre romanesque de Richard Ali, on comprend vite que cet auteur a recouru au fécond imaginaire de la rue pour rendre certaines situations absurdes plausibles, grâce à la magie de la fiction et à celle de la cosmogonie africaine. Plutôt que de travestir certains faits, il a préféré les placer dans leur contexte naturel, voire originel, sans vraiment les situer dans l’espace, ni dans le temps. Comme dans le nouveau roman, il a selon toute vraisemblance volontairement brisé l’ordre chronologique de certains événements authentiques, pour les mettre sur le compte des conjectures et des supputations, en recourant souvent, comme au cinéma, aux flashbacks, aux allusions, pourquoi pas aux illusions, pour fantasmer ses lecteurs.
Mais dans son faire, il a couru le risque de laisser libre cours au langage souvent décousu des populations lambdas, des contestataires, des grognons, des bougons et autres marginaux, avec des distorsions syntaxiques qui proviennent parfois de cette farouche envie, que d’aucuns blâment sévèrement, de vouloir à tout prix « congoliser » la langue française, sous prétexte que la RDC a le plus grand nombre de locuteurs de la langue de Voltaire.
Prendre des libertés avec une langue qui a ses préceptes agréés, sans prendre, comme le fait si bien In Koli Jean Bofane, pourquoi pas le soussigné, des précautions prévues pour signaler cette permissivité, risque de provoquer de fâcheuses admonestations, voire des précédents difficiles à gérer.
Heureusement pour l’auteur, il avait dès le départ attribué l’écriture un tantinet hypothétique de ce récit à un certain Wilfried Mokili-Mbanga-Ntaba, devenu manipulateur de la plume par la seule volonté de son ami avocat et défenseur de droits de l’homme suédois, qui l’avait mandé de s’adonner à cet exercice, peu importe ses inhibitions, voire ses performances, s’il voulait que celui-ci puisse l’aider à sortir de la prison.
Mais le vrai hic se pose au niveau de la vraisemblance de cette approche, puisque dès le départ, Richard Ali nous a présenté son narrateur comme un surdoué, une personne d’une intelligence extraordinaire, capable de gagner un prix de la poésie. S’il en était ainsi, comment un tel génie pouvait produire une écriture proche de celle d’un quelconque quidam ? Mais n’oublions pas que le concerné avait accompli cette tâche en prison, où les esprits sont en désarroi permanent, et très peu enclins à la perfection. Papa Wemba le dit si bien dans la chanson Kaokokorobo : Keba lubuaku ebebisaka motu, Yaya ! (Attention, la prison annihile le sens de perception de l’homme). Est-ce que c’est cette ambiance carcérale qui a tant fait perdre son latin à cet admirateur de Wilfried Nsonde ?
En outre, si on veut vraiment s’attarder sur les épiphénomènes, en mettant le noumène en jachère, on peut longuement s’émouvoir sur la présence de quelques coquilles, euphémismes pour éviter de dire fautes grammaticales, dans ce travail qui sort pourtant de l’ordinaire. Or, il est clairement établi que les défauts de forme difforment énormément le fond. Mais à notre humble avis, la responsabilité de cette méprise est à imputer à l’éditeur, qui doit avoir manqué de vigilance dans le traitement de ce texte.
Ce qui nous amène à nous poser des questions sur les compétences de certaines maisons d’édition, qui ne jouent en fait que le rôle des courtiers en imprimerie. Dommage que cela puisse porter un tout petit peu ombrage à la luminescence d’une œuvre d’une si haute portée émancipatrice. Nous sommes néanmoins convaincus que si dans une plausible prochaine édition, on se donnait la peine de revisiter sans état d’âme cet aspect des choses, on pourrait donner une luminosité plus accrue à cette œuvre qui affiche de vraies grandes ambition.
Cependant, quoique la problématique ci-haut mentionnée constitue une vraie gageure dans le chef du monde congolais de l’édition, même de celui africain, voire de certains publieurs prestant outremer, cela n’altère en rien la saveur de ce roman qui dit tout haut ce que beaucoup d’entre les africains pensent tout bas. Il faut en effet avoir un courage exceptionnel pour tancer avec une si parfaite véhémence les étourderies de nos gouvernants, dans leurs élans de mégalomanie et de confiscation de pouvoir à leurs seuls profits.
Quant à nous, notre ultime désir est de demander au public d’accueillir avec une grande bienveillance cette œuvre de fiction, qui se rapproche avec une grande acuité aux différentes situations nébuleuses que vivent beaucoup de peuples africains, dans leur quête d’un vivre-ensemble harmonieux, du développement et de la justice distributive. Il convient de ce fait d’applaudir à sa juste ampleur son créateur pour ce beau travail démiurgique d’éveil de conscience.
Par Jean-Paul Brigode ILOPI Bokanga