Entretien avec Patrick Autréaux, l’un des auteurs majeurs de la littérature française contemporaine

L’une de vos pensées dit : « Et s’il s’agissait d’écrire, ce serait pour soigner ce dont personne ne peut nous guérir. » L’écriture peut-elle changer le destin de l’individu malade ?

C’est avant tout la médecine qui peut changer le destin de l’individu malade. Encore faut-il s’accorder sur ce qu’est la médecine, et sur ce que signifie être malade. J’aime cette phrase de Le Clézio que cite Deleuze dans La littérature et la vie : Un jour on s’apercevra qu’il n’y avait pas d’art mais seulement de la médecine. Si je ne crois pas que l’écriture sauve quiconque, elle peut aider à discerner, à penser, à comprendre, à intégrer l’expérience qu’on a de soi et du monde, et à en rendre compte. Je crois ainsi qu’elle peut avoir une vertu thérapeutique – mais pour les lecteurs. Même si je n’attribuerai pas à la littérature une utilité curative. Comme pour le chamanisme peut-être, elle touche un certain plan du psychisme humain, mais a son univers propre. Si elle soigne, c’est de surcroît.

La singularité des existences, que la médecine néglige, paraît à vos yeux comme quelque chose qu’on scrute sans jamais atteindre la profondeur. Pourquoi le récit médical se limite seulement au dévoilement de la causalité des maux ?

C’est la médecine moderne et sa rationalité méthodique qui se limitent. Mais grâce à cette limitation, elle parvient à d’inestimables réussites. Peut-être devrions-nous penser en termes de nature de soin et de moments : on ne soigne pas un infarctus du myocarde comme la dépression qui lui succède souvent. Même si le problème n’est pas tant la méthode que le morcellement des causalités. C’est une tendance assez globale du monde contemporain, on le sait : morcellement et difficulté à faire synthèse, à intégrer les expériences (au sens mathématique du terme). Il me semble que l’écriture, en tant que recherche d’une forme, en prend le contre-pied.

En tant qu’écrivain, la notion sacro-sainte de distance thérapeutique vous a paru préjudiciable au début de votre carrière de médecin. Qu’avez-vous fait pour pallier ce dilemme le long de votre parcours ?

Personnellement je n’ai pas vraiment trouvé de solution. Parce que la médecine, la psychiatrie notamment, s’exerce dans un système de soins qui a ses rouages et lourdeurs propres ; et ceux-ci entravent parfois l’intégration des expériences dont je parlais. La médecine moderne a besoin d’une volonté politique pour être exercée pleinement et pour bénéficier au plus grand nombre. Mais j’ai choisi de quitter ma pratique surtout pour explorer autre chose (ce que je pourrais nommer la « pensée rêvante ») qui part souvent de mon passé médical mais se dirige ailleurs, je ne sais pas bien où, vers ce qui me semble une plus complète expérience humaine.  

Vous écrivez fréquemment autour des thématiques de deuil, de foi, d’amour dans vos différents récits. Quelle place occupent-elles dans votre imaginaire ?

Je vous répondrais que l’écriture est un jeu ou un dialogue entre un imaginaire et ce qui le réveille, le réel donc. Le deuil, le trauma, la foi (j’entends par là : la confiance en ce qui se tait en nous), l’amour et ses avatars sont des constantes de l’existence humaine. Cela modèle nos vies, nos rêves et nos pensées. C’est à partir de ce terreau-là, je crois, qu’on écrit – à partir de ce qui semble mort mais ne meurt pas en soi. Écrire c’est aussi prêter une extrême attention aux plus petits mouvements de vie dans ce qui paraît inerte. Mais là aussi s’enracine et nourrit l’imaginaire. 

La précision et la force des souvenirs d’enfance de la sainte Thérèse pendant sa douloureuse maladie (une tuberculose incurable) vous a incité à vous poser plusieurs questions sur notre capacité de survivance psychique lorsque nous sommes confrontés à la mort, sur la résistance d’une foi face à l’effondrement de la vie. En quoi l’expérience de sainte Thérèse peut-elle libérer une personne du « club des allongés » pour reprendre l’expression de Virginia Woolf ?

Il ne s’agit pas forcément de libérer du club des allongés, il s’agit d’en faire un terreau de pensée et éventuellement d’écriture. Être malade force à arrêter le cours de sa vie, et souvent c’est une catastrophe pour les gens et les familles. Mais cela peut initier une manière de voir autrement. Depuis l’angle de la fragilité. Quand, à trente ans, et ce fut mon cas, on marche comme un vieillard à cause de la chimiothérapie, on ne voit plus les vieillards de la même façon une fois qu’on est à peu près rétabli. Et ceci se décline pour un tas d’autres situations. Brusquement on voit, on sent, on vit la grande précarité de l’être humain.

Parfois, on peut y gagner une plus grande compassion, une patience pour tout ce qui autour de soi ne marche pas à la même vitesse, ne voit pas depuis le même angle. Cela vous ouvre la tête pour mieux discerner la diversité fragile de ce qui nous entoure – sans rien juger. C’est, je crois, un enseignement qu’apportent les philosophes ou écrivains qui n’ont pas craint de penser la maladie ou les conséquences des traumatismes – Thérèse ou Woolf, mais Simone Weil aussi, et bien des autrices et auteurs rescapés des camps, victimes survivantes de persécutions. Ils osent regarder ce qui est inquiétant : l’être humain lui-même. Or, il me semble que la littérature doit inquiéter, et sans doute sans le chercher, en échappant à elle-même. Elle doit, à mes yeux, faire sentir là où nous ne nous maîtrisons plus, là où nous devenons impuissants, là où nous sommes tragiques ou ridicules parfois. Comme on devient vraiment médecin le jour où on est confronté à l’impuissance de guérir, j’ai écrit pour finalement vivre l’impuissance de l’écriture. Or impuissance n’est pas insignifiance ou absurdité ! C’est juste une lucidité pour parer à d’illusoires attentes, pour préserver en soi la force de continuer sur l’arête de notre devenir – malgré tout.

La Sainte de la famille est un texte mystique. Un récit de soi (filial et autobiographique) tourné vers l’intériorité. Vous vous interrogez sur la neutralité affective de votre petite enfance, vos émotions enfouies et vos souffrances. Cette histoire, pleine d’évocations sensuelles, est une réponse à l’effondrement causé par le « dynamisme du trou » en vous ?

Un texte mystique ? Encore faudrait-il s’entendre sur ce terme. Je ne suis pas croyant, mais j’ai toujours été passionné par les expériences psychiques extrêmes, par les moments de l’existence où le langage défaille – quand on ne peut plus que se taire. C’est ce « trou » qui me semble origine ou réveil de l’écriture – c’est-à-dire une réaction au mutisme qu’impose la déréalisation, voire la dépersonnalisation des traumas. Écrire vient du presque mort. Mais je ne vois pas un au-delà dans ce trou, seulement un lieu où ce qui semblerait poussières de nous se réveille et tente de retrouver une forme.

Vous avez connu une trêve pendant plusieurs mois après la parution de l’un de vos derniers livres. Vous vous êtes même dit que vous étiez un écrivain mort. Qu’est-ce qui vous a permis de revenir et maintenir le désir d’écrire au sommet de l’échelle des valeurs ?

Lorsque j’ai publié Quand la parole attend la nuit, probablement en raison de ce dont était chargé ce livre (le roman d’apprentissage d’un étudiant en médecine et donc une « archéologie » de l’empathie), j’ai traversé une vraie crise intérieure. Je me suis senti abandonné du dedans et notamment par ma langue, le français. C’était inexplicable alors pour moi. Les mots, la langue m’ont toujours rendu vivant et soudain j’y sentais une immense déception et l’impression d’avoir été floué : c’était comme la fin d’une longue passion amoureuse.

Et l’expérience la plus vive, la plus déroutante, sera survenue dans une rue de New York, alors que j’allais rendre visite à une amie malade – une vieille artiste qui avait été une sorte de mentor quand j’étais jeune. J’étais envahi par des images, presque des hallucinations, qui me faisaient peur. J’avais l’impression d’être englouti. Ce qui m’a permis de reprendre pied, je ne le sais pas bien. Curieusement je me suis mis à écrire dans un coin de rue, en griffonnant des bouts de phrases et des syllabes, des jeux de sons en anglais. Il fallait que ce soit un autre que moi en moi qui me rattrape, une autre langue – et pas ma langue maternelle. J’ai écrit ces mots directement en anglais (langue qui n’est généralement pas pour moi une langue de l’intimité) comme si j’implorais intérieurement je ne sais qui de me redonner un socle sur quoi marcher. Pas plus. Je me suis raccroché à ces sons, ces syllabes. Un peu plus tard, j’en ai fait même un long poème en les intégrant dans ma langue retrouvée. Depuis d’ailleurs, je sais gré à l’anglais d’être venu à ma rescousse…

Dans Pussyboy, vous avez dit : « Ecrire, c’est suivre dans le flipper la boule qu’on a injectée. C’est rebondir sur les obstacles. Chercher un chenal praticable. Il me faut donc écrire en essayant de tenir compte de ce qui pèse sur les mots, des clichés qui s’y nichent (…) »

Face à l’obscurantisme qui secoue le monde à l’heure actuelle, j’aimerais savoir si la liberté d’expression à travers l’écriture peut avoir des limites ?

Il faudrait distinguer écrire et publier ce qu’on écrit. Mais tenons-nous en à l’écriture elle-même, et donc à la question de l’autocensure volontaire ou inconsciente quand on écrit. Il me semble, mais peut-être je me trompe, que lorsqu’on tente de dire tout d’une expérience, si l’on tente de montrer un événement ou une pensée, selon des angles multiples voire contradictoires, alors il n’y a pas de limite à la liberté de dire. L’analyse doit tout examiner et aussi se retenir de se croire définitive. Même s’il y a aussi des moments pour pouvoir y parvenir – une sorte de détachement intérieur mais pas trop grand non plus. Je crois que ce qui pose problème, c’est de juger sans savoir, de simplifier, de faire preuve de mauvaise foi ou d’arrogance, de se camper sur des postures. Je crois que, si on cherche sans cesse à saisir le réel, sa diversité et ses ombres, si on sait aussi ne pas conclure trop vite ni définitivement, si on sait se contredire et ne pas affirmer avec aplomb, alors il n’y a pas de limite.

Encore faut-il que le temps et la société où l’on vit rendent cela possible. Et c’est souvent là que commencent les ennuis. La littérature s’accommode mal des dictatures ou du chaos social, parce que la littérature inquiète par ses questions, par l’incertain en nous qu’elle découvre, par sa fâcheuse tendance à fissurer cette croûte de clichés que forment les opinions et croyances closes sur elles-mêmes.

Pour moi, écrire c’est aussi une école pour apprendre à penser et à voir par soi-même, tout en se soupçonnant toujours de se leurrer. C’est d’abord une école d’analyse et de lucidité. Et lorsqu’on a la chance de vivre dans une société suffisamment ouverte, c’est une responsabilité que d’exiger de soi ce constant effort. Sans se targuer de sa propre audace, et en se méfiant de notre désir naïf ou immature de transgresser l’ordre apparent : la liberté d’expression est un dépassement du jeu contre la censure, la liberté c’est aussi de refuser parfois l’injonction à s’opposer (surtout dans les systèmes qui récupère tout pour le neutraliser). La liberté c’est aussi d’être « irrécupérable. » Les lecteurs feront la suite du chemin que fait l’écrivain – s’ils sont de bonne foi (ce qui est un autre problème). L’écrivain pose des jalons ou des graines, à vous de choisir l’image.

Pour en revenir à mon expérience d’auteur, et très modestement à ce que j’ai écrit de mon histoire familiale, disons que j’ai besoin d’être en paix avec ce que je parviens à écrire, je travaille et réécris tant que je n’ai pas le sentiment de m’être détaché de moi et de mon histoire, de me voir de loin (la distance dont on parlait tout à l’heure) sans perdre le sensible, sans jugement. Tant qu’un je ne sais quoi me gêne ou me fait dire que ce que j’écris est discutable ou trop ancré dans mon seul point de vue, ou s’apparente à un règlement de compte (même imperceptible à l’autre mais que moi je sais exister), je recommence, je nuance afin de départiculariser mon propos, de le rendre le plus universel possible et singulier pourtant. Je pense qu’un texte devient vraiment l’expression d’une liberté quand il s’approche du feuilletage subtil du réel.

Pouvez-vous nous parler de votre livre Thérèse de Lisieux La confiance et l’abandon ?

Ce petit livre est un choix de textes de Thérèse, mais établi selon l’angle d’un non-croyant, qui pourtant reconnaît l’expérience vécue par cette jeune femme : perdre ce qui nous a soutenus, alors qu’on se trouve devant la mort. C’est l’expérience de la nudité, de la très grande précarité et fragilité de l’être humain. Ce que Freud nommait la Hilflosigkeit (le sentiment d’être sans secours). C’est ce qui à mes yeux peut refonder notre conscience d’appartenir à une même espèce (comme l’évoque le terrible livre de Robert Antelme sur sa déportation, L’Espèce humaine). Et l’écriture part aussi de là.

L’important est de critiquer et contrer le plus possible ses préjugés, ses a priori. C’est un exercice en soi, celui de la lecture et de l’écoute. Mon métier de psychiatre m’a appris à écouter et à suspendre mon jugement afin de comprendre et aider parfois. Cela ne veut pas dire de tout mettre sur le même plan ou de perdre tout critère éthique, mais cela permet aussi d’aller au-delà et de comprendre parfois l’incompréhensible. C’est une œuvre clinique et donc de connaissance.

Ce qui m’a toujours importé, depuis mon enfance, a été de savoir et comprendre encore et plus loin, moi et les autres, mon corps et l’univers, autant qu’il est possible. J’évoque cela dans Soigner et La Voix écrite. Ce qui était d’abord une réaction contre l’angoisse d’être devant l’irrationnel est devenu un projet, idéaliste sans doute, mais qui vit encore en moi : celui de la plus grande ouverture, non par principe moral mais par désir esthétique et érotique. La connaissance est érotique, n’est-ce pas ? Aussi est-elle la source de vie.

Propos recueillis par Fiston Loombe Iwoku

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